Les guéguerres fratricides inutiles font réagir l’enseignant-chercheur Moustapha Abakar Malloumi

Depuis quelques jours sur les réseaux sociaux, les internautes tchadiens se livrent à un jeu dangereux de nature à rendre difficiles les efforts de vivre ensemble entre les concitoyens. Face à cette situation malheureuse, l’universitaire Moustapha Abakar Malloumi réagit. Tchadmedia vous reproduit ci-dessous sa tribune.

Aimonsnous les uns, les autres !

Pendant que le monde entier est en train de découvrir pour la nième fois le visage hideux de la haine de l’autre contre le Noir au cœur de la première puissance mondiale, chez nous, au Tchad, une partie de l’opinion nationale se voit encore soumise à un spectacle de l’intolérance incompréhensible entre les frères d’un même pays noir.
Pourtant dans leur rapport avec les autres, les Noirs ont toujours prouvé qu’ils ont la compassion, l’humanité et la tolérance dans l’âme. En Afrique, malgré les effets désastreux de la colonisation, nous n’avons gardé aucune haine contre l’Européen. Au contraire, nous lui avons toujours souhaité la bienvenue pour revenir travailler chez nous. Mieux, en Afrique australe, les Noirs ont même accepté, sans rancœur, de vivre ensemble avec leurs bourreaux d’hier.
Dans les Amériques, les Caraïbes voire l’Asie, le Noir a toujours montré une bonne disposition à l’égard de son ancien oppresseur qui l’a exploité et l’a fait subir toute sorte d’humiliation et de supplice durant la période de l’esclavage.

Cependant, et aussi paradoxalement, il est incompréhensible que le Noir, connu pour son caractère légendaire de tolérance, se montre moins tendre vis-à-vis de son frère de même couleur à moindre coup de colère. Il doit prendre conscience que son problème n’est pas son « cousin » d’en face mais plutôt la main invisible qui manipule celui-ci.
Au lieu de nous ériger les uns contre les autres et parfois nous entretuer inutilement, nous devons nous focaliser sur des vrais chats à fouetter. Nous devons nous liguer contre la menace de l’autre. Nous devons être sensibles et solidaires face à la haine de cet être humain qui n’est pas de nôtre. Nous devons être sensibles et désolés aux souffrances de tous les Noirs et chercher à nous protéger contre l’agression soigneusement orchestrée par l’adversaire.
Nous devons considérer le malheur de n’importe quel Noir sur la planète comme celui qui nous affecte personnellement et inversement nous devons souhaiter le bien et le bonheur pour nos frères partout à travers le monde et à plus forte raison, ici chez nous. Nous ne devons pas être insensibles à la perte d’un seul individu de notre communauté noire. Nous devons prendre conscience que notre force se trouve dans notre nombre.
Cette posture ne doit pas nous amener à haïr les autres, loin s’en faut. « L’important, c’est de se rappeler ce qui s’est passé, non pas pour attiser les haines, mais afin que plus jamais cela ne se reproduise », nous enseigne Baba Moustapha dans son ouvrage Le Souffle de l’Harmattan.

Nous sommes égaux en valeur et en dignité

J’estime que la richesse, le pouvoir et l’appartenance à une classe sont superficiels parce qu’ils peuvent changer de camp mais la substance (valeur et dignité) chez une personne demeure immuable. De ce point de vue, je pense profondément qu’aucun Tchadien ne doit se baser sur le superficiel pour minimiser, manquer du respect ou discriminer son prochain qui dispose de la même valeur et dignité. Le superficiel est non seulement éphémère mais aussi imprédictible puisqu’il peut changer de camp à tout moment. Les guéguerres et les conflits entre nous, basés sur ce genre de considération, sont donc inutiles.
Le premier pas susceptible de nous éviter les guéguerres fratricides inutiles serait d’affirmer un engagement sans faille d’être unanimes et sans complaisance à condamner les propos portant atteinte à la dignité et à la valeur d’un des nôtres, nôtre étant l’ensemble des individus constituant la communauté tchadienne.
La même énergie de condamnation doit être de rigueur contre toute tentative de remise sur le tapis du débat national des sujets notoirement divisionnistes mais ayant passé en sourdine. Toutefois, chacun est libre de recourir aux instances judiciaires contre des propos même antérieurs qu’il estime désobligeants à son encontre.
L’autre pas serait de cultiver une disposition de vouloir sincèrement vivre en harmonie entre tous les fils et filles de notre pays. Cependant, la bonne cohabitation dans une société tiendrait beaucoup au respect que se vouent ses membres les uns, les autres. Ce respect serait lui-même fonction de notre conviction profonde de voir en autrui qu’il dispose, sur toute la ligne, des mêmes critères de valeur et de dignité que les nôtres. Dès lors qu’une personne est persuadée que l’autre est son reflet fidèle mais probablement sous une coupe différente, le respect « sincère » s’installerait de lui-même entre les deux individus.
Le défi serait, alors, pour chacun de nous de travailler notre mentalité afin de la rendre capable d’atteindre ce niveau de conviction profonde. Ce travail de mentalité passerait, à notre humble avis, par le type de messages qui alimenterait nos interactions quotidiennes. Par exemple, nous pourrons valoriser les messages susceptibles de rapprocher les Tchadiens à la maison, au travail, à l’école et partout dans nos cercles de rencontre. A titre illustratif, je m’attarderais sur deux structures de socialisation que j’estime fondamentales : la famille et l’école

Repensons le contenu des messages dans nos structures de socialisation

  • La famille

La famille qu’elle soit restreinte (nucléaire) ou élargie est une instance importante de socialisation. Elle est un agent socialisateur fondamental dans la mesure où elle est susceptible de transmettre des valeurs et des normes qui aideraient les individus à développer des relations sociales.
Cette assertion est encore plus plausible si les individus en question sont des enfants puisque c’est au sein de la famille que ceux-ci apprennent le langage et les codes sociaux les plus élémentaires tels que manger ou boire « correctement », etc.
Le rôle de la famille est ainsi important pour inculper les valeurs que nous souhaitons à même de forger un Etat à notre service. Nous rejoignons de ce point de vue le sociologue Pierre Bourdieu pour qui nos actions seraient en grande partie influencées par l’héritage que nous transmet notre entourage familial. Son concept « habitus » rend encore mieux notre thèse.
Le sociologue affirme que l’individu développe au sein de son milieu social une disposition d’esprit (habitus) qui influence ses manières de percevoir le monde, de le juger et de s’y comporter. Bourdieu décrit les habitus comme « des systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes » (Bourdieux 1980, P.88)
Pour notre propre intérêt et pour celui de nos progénitures, chacun de nous doit encourager, à partir de ce noyau premier de socialisation, la promotion des valeurs républicaines pour lesquelles la vraie et seule « ethnie » qui mène au salut est l’Etat. Toutes les autres considérations ne sont que de la jouissance éphémère. La seule confiance qui mérite l’attention est celle qui devrait être placée en l’Etat. Elle ne pourrait être accordée entièrement à l’humain puisque celui-ci a ses propres intérêts. Dès lors que ses intérêts s’estompent, l’humain cesse d’être répondant à l’appel du solliciteur.
Par contre l’Etat n’a pas d’état d’âme et l’intérêt qu’il est supposé défendre est celui de tous les citoyens : l’intérêt national ou général. Par conséquent, l’Etat a tout simplement besoin d’être ajusté pour mener la mission de la défense de l’intérêt national dont il est assigné. Tout se joue sur comment réussir à bien l’ajuster. Chacun de nous dispose de ce choix rationnel de désigner les mains « expertes et honnêtes» pour l’ajustement ou jouer sur la complaisance et le favoritisme pour « mal orienter » les institutions de l’Etat.
La capacité de faire le bon choix pour notre propre bien n’est pas en réalité aussi simple que cela. Les facteurs qui militent en contre-courant du sens escompté sont légion et généralement trouvent leur éclosion dans les messages qui animent nos instances de socialisation. Les informations qui valorisent les pseudos avantages du communautarisme et de l’ethnisme alimentent presque au quotidien les échanges dans ces cadres de partage de savoirs et illico presto viennent s’installer dans le subconscient de chacun de nous. Ces informations accumulées au fil des temps et qui sont favorables au communautarisme forgeraient notre « disposition d’esprit » qui deviendrait plus encline aux sirènes de la fibre ethnique et tous les tares qui en découleraient.
Au sortir de ce cocon familial, l’enfant aura adopté vis-à-vis de son entourage un comportement dicté par son attitude qui, elle-même formée suite à l’accumulation d’informations reçues au fil de temps. Par exemple, si les informations qu’il aurait reçues au fil des années lui disent que son ethnie est supérieure aux autres, l’enfant aurait une attitude (disposition d’esprit) hautaine ou méprisante vis-à-vis de ses prochains et par conséquent, il la manifesterait par son comportement qui est une expression visible de son attitude. Pour renverser cette tendance, la famille pourrait adopter un autre type de message.
Le cercle familial doit être animé par des messages qui valorisent le vivre-ensemble, la probité, l’excellence, ainsi que l’estime et la confiance pour les institutions de la république. Ce genre de messages viendrait s’installer parmi les informations déjà existantes et pourrait éventuellement réussir à infléchir l’attitude de l’individu vis-à-vis de son entourage.
Plus les messages échangés, à travers l’instance de socialisation, seraient favorables aux valeurs républicaines et le vivre-ensemble, moins l’attitude des « socialisés » manifesterait un penchant positif vers le communautarisme et l’ethnisme.
Le cadre familial devrait donc être fortement encouragé à promouvoir les valeurs républicaines. Cependant, les autres structures de socialisation devraient aussi jouer leur partition en la matière.

  • L’école

Le civisme étant une matière dédiée à la promotion des valeurs républicaines, son contenu doit être renforcé de manière à pouvoir gagner les cœurs et les esprits des apprenants. Les messages du cours de civisme doivent clairement spécifier les gains à obtenir en sacrifiant nos communautés individuelles sous l’autel de celle de l’Etat.
Même si nous tenons mordicus que le compte à rebours de la communauté ethnique a déjà sonné à cause de la pression des exigences du temps nouveau, sacrifier ici ne signifie en aucune manière bannir la communauté. Cette dernière doit non seulement continuer à exister (du moins pour le temps qui lui reste) mais être encouragée, à l’instar de la famille, à promouvoir le vivre-ensemble, la tolérance et surtout le respect des droits de l’autre à jouir du bien commun qui lie tous les Tchadiens.
Contrairement à la pratique actuelle, les cours de civisme doivent miser sur l’attrait. Les choses qui attirent, ce sont celles qui provoquent une disposition favorable de l’affectivité, quel qu’en soit la raison. Il est souhaitable que les contenus de ces cours laissent transparaître ces choses qui attirent. Cette chose dont il est question pourrait aussi être l’intérêt pour chacun de mettre en musique les recommandations des cours de civisme.
Autrement dit, les messages de cette matière ou discipline doivent être en mesure de miroiter l’intérêt pour chacun de nous, pris individuellement, d’exécuter les recommandations suggérées. Qu’ils arrivent à persuader chacun de nous qu’il y a du bénéfice personnel à tirer en promouvant par exemple les valeurs susceptibles de fortifier les institutions publiques. Dès lors que chacun croit pouvoir sauvegarder son propre intérêt en participant à l’édification d’une grande communauté étatique au service de tout le monde, l’adhésion aux valeurs républicaines serait spontanée, sincère et pérenne.
Il est souhaitable d’éviter des messages vagues et trop généralistes du genre « un bon citoyen est celui qui plante un arbre » ou « celui qui n’a pas planté un arbre a vécu inutilement ».
Le message accrocheur, et donc qui attire, serait celui qui distille l’intérêt à percevoir si l’individu participe à la plantation des arbres. Par exemple, le message pourrait se libeller ainsi : « celui qui plante des arbres dans sa cour et au tour de sa demeure a plus de chance de vivre longtemps que la personne qui n’en plante aucun. L’arbre libère beaucoup d’oxygène, source vitale pour l’organisme humain ».
Le but est d’amener l’individu à vouloir expérimenter de son propre chef la recommandation du message dans l’espoir d’obtenir le bénéfice promis.
Au-delà des cours de civisme, les autres matières doivent aussi, à de degrés différents, intégrer cette dimension de valeurs républicaines dans les échanges en classes.
Comme nous conseillait Talino Manu, « aimons-nous les uns, les autres » !

Moustapha Abakar Malloumi
Enseigne les communications et relations internationales
Université de Ndjamena”


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