Le 31 octobre dernier, Donald Trump a menacé “d’ntervenir” au Nigeria pour “protéger les chrétiens”. Au-delà de l’argument moral affiché, cette sortie révèle une lutte d’influence stratégique majeure au cœur de l’Afrique de l’Ouest. Notre spécialiste des relations internationales et ancien cadre à la section politique et économique de l’ambassade des États-Unis à Ndjamena, Moustapha Abakar Malloumi, décrypte pour TCHADMEDIA les véritables motivations de Washington.
TCHADMEDIA : Ces menaces de Donald Trump, centrées sur la religion, sont-elles crédibles ? Quelle est la véritable nature de ces déclarations ?
MOUSTAPHA ABAKAR MALLOUMI : Ces déclarations ne relèvent pas uniquement du religieux. Elles constituent avant tout un signal géopolitique clair et brutal adressé à Abuja. Le Nigeria n’est pas un pays ordinaire. C’est ce que les chercheurs appellent un “Anchor State”, c’est-à-dire un pivot régional dont l’orientation stratégique influence toute l’Afrique de l’Ouest y compris des pays voisins comme le Tchad. Comme l’a rappelé John Campbell au Council on Foreign Relations, perdre une telle puissance reviendrait pour Washington à céder une part essentielle de son influence en Afrique subsaharienne.
TM : Vous utilisez le terme Anchor State. Concrètement, en quoi le Nigeria est-il un “Anchor State” et pourquoi cela constitue-t-il un enjeu régional majeur?
MAM : Le Nigeria concentre des atouts déterminants : une démographie colossale, une économie pétrolière cruciale, une armée puissante. Comme l’expliquent les analystes, un Anchor State attire systématiquement la compétition entre les grandes puissances. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui. La Chine, la Russie et les États-Unis s’affrontent discrètement pour conserver ou obtenir un accès privilégié à Abuja.
TM : Parlant de la Chine. Pourquoi l’avancée de Pékin au Nigeria inquiète-t-elle Washington au point de provoquer une réaction de Trump ?
MAM : Parce que Pékin avance simultanément sur tous les leviers structurels. La Chine construit un réseau d’infrastructures massif, créant ce que l’on appelle une dépendance structurelle. On peut citer par exemple des lignes ferroviaires liant des villes clés comme Abuja–Kaduna et Lagos–Ibadan. A cela faut-il ajouter des projets autoroutiers et des investissements massifs dans le secteur de l’énergie. La domination des télécoms par Huawei renforce encore davantage ce lien. La Chine transforme progressivement le Nigeria en un partenaire stratégique vital, réduisant significativement de fait la marge de manœuvre américaine dans la région. C’est cette dépendance structurelle que redoute Washington.
TM : Et la Russie alors ? Quelle menace peut-elle constituer pour les États-Unis au Nigeria ?
MAM : La Russie agit avec moins de visibilité que la Chine mais avec une grande constance. Les travaux de Samuel Ramani montrent que Moscou déploie un modèle d’influence très calibré dans la région: vente d’armes stratégiques; coopération nucléaire via Rosatom; propositions d’assistance militaire directe, etc.
Dans un contexte de recul de l’influence occidentale, ce modèle séduit. Pour Abuja, il s’agit d’une opportunité pour diversifier ses alliances sans dépendre d’un seul bloc.
TM : Pourquoi Trump réagit-il précisément maintenant, avec cette rhétorique aussi agressive?
MAM : Parce que le Nigeria s’engage dans une diplomatie résolument multipolaire que Washington juge dangereuse pour ses intérêts. Le pays pratique, ce qu’on appelle en relations internationales, le “hedging”, c’est à dire il coopère avec toutes les grandes puissances, sans s’aligner totalement sur aucune. Pour les États-Unis, cette stratégie devient problématique lorsque l’équilibre semble pencher vers Pékin et Moscou. La défense proclamée des Chrétiens sert en réalité de couverture à une inquiétude majeure. Celle de voir un Anchor State africain rejoindre durablement la sphère sino-russe.
TM : Quel impact cette compétition peut-elle avoir sur la CEDEAO et sur des pays voisins comme le Tchad ?
MAM : Le risque principal est une instabilité par procuration. Lorsque le Nigeria devient un théâtre central de rivalités entre puissances, leurs intérêts contradictoires peuvent exacerber des tensions internes et régionales (conflits, Boko Haram, etc). Les États-Unis ne laisseront pas ce géant s’orienter vers l’axe Chine–Russie. Ce coup de semonce rappelle que les puissances extérieures considèrent désormais les pays africains comme des acteurs clés de la compétition mondiale. La stabilité de l’Afrique de l’Ouest et du Centre dépendra en partie de la capacité du Nigeria à maintenir un équilibre sans se fracturer.
TM: Merci pour cet éclairage.
MAM: Le plaisir est partagé.
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