Par Haki Rozzi Ali
Il est des moments dans l’histoire où l’édifice juridique international, patiemment construit depuis les cendres de 1945, vacille sous le poids de sa propre impuissance. Nous vivons l’un de ces moments. Depuis le 7 octobre 2023, le monde assiste, médusé et paralysé, à une tragédie humaine d’une ampleur qui défie l’entendement et interroge la validité même de nos institutions internationales.
Les statistiques, ces témoins froids de l’horreur, parlent d’elles-mêmes avec une brutalité qui sidère. Plus de 54 000 Palestiniens auraient péri dans la bande de Gaza selon les derniers rapports de l’UNRWA, dont plus de 13 300 enfants selon Amnesty International. Ces nombres, loin d’être de simples abstractions, représentent autant de vies fauchées, de familles anéanties, d’espoirs pulvérisés. Ils dessinent le portrait d’une catastrophe humanitaire sans précédent dans l’histoire récente du conflit israélo-palestinien.
Face à cette hécatombe, que reste-t-il du droit international humanitaire ? Que valent les Conventions de Genève quand les hôpitaux deviennent des cibles, quand les écoles se transforment en tombeaux, quand l’eau potable devient une arme de guerre ? Le principe de distinction entre civils et combattants, pilier fondamental du droit des conflits armés, semble s’être évaporé dans les fumées de Gaza.
L’Organisation des Nations Unies, cette construction née de la volonté d’« épargner aux générations futures le fléau de la guerre », révèle aujourd’hui toute l’étendue de ses limites structurelles. Le Conseil de sécurité, paralysé par le droit de veto, peine à adopter des résolutions contraignantes. Quand il y parvient, comme avec les résolutions 2712 et 2728 appelant à des cessez-le-feu humanitaires, leur application demeure lettre morte.
Cette impuissance n’est pas accidentelle ; elle est systémique. Comment une institution peut-elle prétendre faire respecter le droit international quand ses membres permanents sont eux-mêmes parties prenantes aux conflits qu’elle est censée réguler ? L’architecture onusienne, conçue pour un monde bipolaire, se révèle inadaptée aux réalités géopolitiques contemporaines.
L’Assemblée générale, elle, multiplie les condamnations – dix-sept résolutions concernant Israël en 2024 contre six seulement pour le reste du monde –, mais ses décisions n’ont qu’une valeur morale. Cette inflation résolutoire témoigne paradoxalement de l’impuissance de l’institution : plus elle parle, moins elle agit efficacement.
Le recours aux juridictions internationales illustre également cette crise profonde. La Cour internationale de Justice, saisie par l’Afrique du Sud d’une accusation de génocide contre Israël, a rendu des ordonnances provisoires demandant des mesures conservatoires. Amnesty International a d’ailleurs conclu dans son rapport de décembre 2024 qu’Israël commet un génocide contre les Palestiniens de Gaza. Pourtant, les bombardements continuent, les victimes civiles s’accumulent, et l’État hébreu conteste la compétence même de la Cour.
Cette situation révèle l’une des faiblesses congénitales du droit international public : l’absence de mécanisme coercitif efficace. À quoi servent les plus beaux arrêts si leur exécution dépend du bon vouloir des États ? Le droit international ressemble alors à un tigre de papier, impressionnant en apparence mais dépourvu de griffes véritables.
Derrière ces considérations juridiques et géopolitiques se cachent des drames humains d’une intensité inouïe. Chaque enfant palestinien tué sous les bombardements, chaque famille décimée, chaque otage israélien retenu dans les tunnels de Gaza constituent autant d’accusations portées contre un ordre international défaillant.
Les déplacés – près de deux millions de Gazaouis contraints de fuir leurs foyers selon les Nations Unies – errent dans un territoire exigu transformé en vaste camp de réfugiés. L’accès à l’eau potable, à la nourriture, aux soins médicaux devient un luxe inabordable. Les hôpitaux, quand ils fonctionnent encore, opèrent sans anesthésie. Les écoles servent d’abris de fortune quand elles ne sont pas bombardées.
Cette détresse humaine interpelle directement notre conscience collective. Peut-on encore parler de « communauté internationale » quand celle-ci demeure spectatrice de telles souffrances ? L’indignation sélective qui caractérise nos sociétés – prompt à s’émouvoir ici, silencieux là – révèle l’hypocrisie d’un système de valeurs à géométrie variable.
La crise actuelle met également en lumière la fracture qui traverse l’Occident sur la question israélo-palestinienne. Tandis que les États-Unis maintiennent un soutien indéfectible à Israël, l’Europe se montre plus divisée. Certains pays, comme l’Espagne ou l’Irlande, ont reconnu l’État palestinien, d’autres maintiennent le statu quo diplomatique.
Cette cacophonie occidentale affaiblit la crédibilité du discours sur les droits de l’homme et l’État de droit. Comment prétendre défendre ces valeurs universelles quand leur application varie selon les circonstances politiques ? Cette sélectivité morale nourrit le ressentiment du Sud global envers un Nord qui prêche ce qu’il ne pratique pas toujours.
Face à cette crise multidimensionnelle, plusieurs voies s’ouvrent pour tenter de restaurer l’efficacité du droit international. La première consiste en une réforme profonde des Nations Unies, avec une révision du système de veto au Conseil de sécurité et un renforcement des pouvoirs de l’Assemblée générale. Mais cette voie, souvent évoquée, se heurte à la résistance des puissances établies.
Une deuxième approche privilégierait le développement de mécanismes régionaux de résolution des conflits, plus souples et moins soumis aux blocages géopolitiques globaux. L’Union africaine ou l’Organisation des États américains offrent des modèles imparfaits mais perfectibles.
Enfin, le renforcement de la société civile internationale, à travers les ONG, les organisations humanitaires et les mouvements citoyens, pourrait compenser partiellement la défaillance des États. Ces acteurs non étatiques disposent souvent d’une légitimité morale supérieure à celle des gouvernements.
En attendant ces hypothétiques réformes, l’impératif moral demeure intact : témoigner, documenter, ne pas laisser l’oubli recouvrir les crimes. Chaque violation du droit international doit être consignée, chaque victime doit être nommée, chaque responsabilité établie. Car si la justice internationale tarde à venir, l’Histoire, elle, finit toujours par rendre ses verdicts.
La tragédie qui se déroule au Moyen-Orient nous rappelle une vérité désagréable : le droit international n’existe véritablement que dans la mesure où les peuples et leurs dirigeants acceptent de s’y soumettre. Sa force ne réside pas dans ses textes, si beaux soient-ils, mais dans la volonté politique de les faire respecter.
Aujourd’hui, cette volonté fait cruellement défaut. Demain, il faudra la reconstruire sur les décombres de nos illusions perdues et la mémoire de ceux qui sont morts en vain. Car l’alternative à un droit international efficace n’est pas l’absence de droit, mais le règne de la force brute et l’effondrement de notre humanité commune.
Le silence des armes n’est pas la paix, il n’est que la préparation de la prochaine guerre. Seule la justice peut espérer briser ce cycle infernal. À nous de la construire, pierre après pierre, institution après institution, génération après génération.
