Votre journal Tchadmedia a eu le plaisir d’interviewer Leslie Varenne, journaliste d’investigation, spécialiste de l’Afrique, cofondatrice et directrice de l’IVERIS (Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques), ainsi qu’écrivaine, dont l’ouvrage est intitulé “Emmanuel au Sahel : itinéraire d’une défaite”.
Au cours de cet échange, nous avons abordé la rupture dans le domaine militaire entre le Tchad et la France.
TCHADMEDIA : Quelle est votre analyse suite à l’annonce de rupture dans le domaine militaire entre le Tchad et la France ?
LESLIE VARENNE : C’était écrit. Tous les analystes, les observateurs savaient que le Tchad serait le prochain pays du Sahel à demander le départ des militaires français. Les seules inconnues étaient quand et comment. Et cela s’est passé de la pire des manières pour la France. Des discussions étaient engagées entre les deux pays sur la nouvelle forme que pourrait prendre une coopération militaire. Jean-Marie Bockel, l’envoyé personnel d’Emmanuel Macron en Afrique, ne cessait de parler de co-construction, de concertation. Et subitement coup de théâtre, plus de concertation mais une décision unilatérale qui sonne comme un camouflet pour Paris qui, une nouvelle fois n’a rien vu venir.
TCHADMEDIA : Pensez-vous que cette décision a surpris Paris ?
LESLIE VARENNE : Bien sûr, cela ne fait aucun doute. Je pense que pour plusieurs raisons le président Mahamat Déby et son entourage étaient hésitant quant à la conduite à tenir. Les menaces auxquelles le pays fait face à ses frontières libyenne, soudanaise, centrafricaine pouvaient plaider pour la continuité. Cependant, le fait que la France ne soit pas intervenue en octobre dernier lors de l’attaque au Lac Tchad attribuée à Boko Haram a, sans aucun doute, peser sur la décision prise. Lors de son point presse du 1er décembre, Mahamat Déby y fait d’ailleurs clairement allusion lorsqu’il déclare que l’accord de défense : « n’apporte aucune valeur ajoutée réelle sur le terrain militaire, où nous faisons face, seuls, à des défis variés et sérieux, notamment des attaques de dimension terroriste ». Par ailleurs, la volonté de Paris de réduire ses effectifs ne faisait pas sens, non plus. Comment aider à la sécurisation du territoire avec seulement 500 hommes ? Les tensions entre les deux chefs d’Etat au cours de l’année écoulée ont également créé une crise de confiance. Pourtant, tout laisse à penser que les autorités françaises n’ont vu aucun de ces signaux. Elles sont restées très optimistes. Il y a quelques jours encore Jean-Marie Bockel assurait que l’armée française resterait au Tchad et que les « partenaires africains ne souhaitait pas notre départ ». D’où la surprise qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre à l’Elysée.
TCHADMEDIA : Cette rupture intervient quelques heures après la visite du ministre des Affaires étrangères français et de la 66e de la proclamation de la République du Tchad. L’ère de la France en Afrique est-elle terminée ?
LESLIE VARENNE : N’ayant pas perçu les griefs et les hésitations de N’djamena, Jean-Noël Barrot s’est comporté d’une manière rigide avec des demandes qui ressemblaient à des injonctions, sur deux points notamment : la confirmation de la présence militaire française et le report des élections législatives. Cette visite a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et fait basculer la décision. Le communiqué de presse annonçant le départ de l’armée française le prouve, il a été rédigé dans l’urgence. En outre, Mahamat Déby a vu tout le bénéfice qu’il pouvait en tirer à la veille des élections législatives. La souveraineté, l’indépendance vis-à-vis de l’ancien colonisateur se sont des termes forts qui parlent aux opinions publiques. De sa part, c’est bien joué.
L’Afrique francophone comme une zone d’influence de la France est une page définitivement tournée, il n’y aura pas de retour en arrière. A condition, qu’elle fasse un examen de conscience sur toutes les erreurs qu’elle a commises, la France pourra être un partenaire, comme n’importe quelle autre pays. Les aventures militaires sous cette forme sont terminées, pour des questions de souveraineté d’abord mais également parce que les armées africaines sont montées en puissance, l’arrivée des drones à des prix abordables a aussi changé aussi la donne.
TCHADMEDIA : La France va-t-elle plier bagage dans les semaines, mois ou années à venir, c’est-à-dire retirer ses soldats ?
LESLIE VARENNE : Je ne connais pas les conditions de départ prévues dans l’accord de défense de 1976 ou dans celui de 2019. Mais, évidemment que la France devra partir selon ces conditions, elle n’a pas d’autre choix, sinon on assistera à des manifestations comme celles que l’on a vu au Niger en août 2023. En termes d’image, ce serait dramatique. Paris ne peut pas se le permettre.
TCHADMEDIA : Vous avez anticipé cette rupture dans votre livre intitulé : “Emmanuel au Sahel : itinéraire d’une défaite”. Êtes-vous surprise par la décision de N’Djamena ? La France n’a-t-elle pas tiré les leçons des pays de l’AES pour se maintenir et se repositionner au Tchad et dans d’autres pays africains ?
LESLIE VARENNE : Non, je l’ai écrit dans le livre d’ailleurs, ce n’était qu’une question de temps et de circonstances. En revanche, ce qui me surprend c’est que Paris n’ait rien anticipé, rien vu venir et que la diplomatie française se soit comportée comme si la France était encore une nation indispensable. Ce qui me surprend encore c’est qu’elle n’a tiré aucune leçon de ses échecs au Mali, au Niger, au Burkina Faso. Depuis 2022, l’Elysée avait promis une nouvelle doctrine, une reconfiguration du positionnement de l’armée française en Afrique, or on s’aperçoit qu’il n’y a toujours rien, ni vision, ni stratégie. Avec le départ annoncé du Tchad concomitant avec celui du Sénégal, ce projet, comme tant d’autres, tombe à l’eau. Hormis, Djibouti, il ne reste des bases militaires françaises qu’au Gabon et en Côte d’Ivoire. Pour combien de temps encore ?
TCHADMEDIA : Le porte-parole du Quai d’Orsay a déclaré que “la France en prend acte et entend poursuivre le dialogue pour la mise en œuvre de ces orientations”. Comment percevez-vous cela ?
LESLIE VARENNE : J’avoue ne pas avoir compris cette déclaration. Je pense que celle-ci est liée à la surprise, à l’impréparation de la France quant à la décision de Mahamat Déby. A mon avis, Paris aurait tout intérêt à acter cette volonté en faisant bonne figure et en reprenant les termes du discours de Jean-Marie Bockel qui se résumaient à « Nous travaillons en concertation avec nos partenaires et répondons à leurs besoins ». Donc s’il n’y a plus de besoin, on s’en va selon les termes prévus dans l’accord de défense.
TCHADMEDIA: D’après vos analyses approfondies, est-il visible que le Tchad va rejoindre les États de l’AES ?
LESLIE VARENNE : Oui et je pense que cela fait partie intégrante de la réflexion tchadienne. Les dirigeants sont très liés à ceux du Niger. Le Premier ministre Lamine Zeine a vécu longtemps à Ndjamena est un proche de Mahamat Déby, donc je ne serais pas surprise s’il y avait une annonce en ce sens dans les semaines ou les mois qui viennent. Ce serait une forme de nouveau G5 Sahel à quatre mais sans ingérence extérieure. Du point de vue de ces États, cela fait sens.
TCHADMEDIA : Merci Leslie Varenne !
LESLIE VARENNE : Le plaisir est partagé.
Entretien réalisé par Galami Ahmat Galami
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